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Les battements de mon coeur
4 mai 2015

Atelier n°14

Source: Externe

   Il a soigneusement rangé ses outils avant de refermer la porte de son atelier. Nicole, sa femme, est déjà assise dans la voiture, pressée comme tous les jours de retrouver Annaick, leur fille. Depuis deux mois, c'est devenu une routine. Chaque après-midi, ils prennent la route de la clinique psychiatrique pour lui rendre visite. Chaque après-midi, à 13h30 tapantes, ils franchissent la porte de l'établissement où elle les attend, murée dans son silence, inatteignable.

   Il n'arrive pas à s'enlever de la tête le coup de fil du proviseur du lycée professionnel de Landivisiau.C'était au mois de juin dernier. Il travaillait à une commande pour un client japonais : une table basse avec un décor floral. Sa réputation de marqueteur dépassait largement les frontières. Il était surtout connu pour son sens des couleurs, ses alliances subtiles d'essences qui rendaient chacune de ses pièces immédiatement reconnaissables. Absorbé par l'incrustation minutieuse d'un pétale, il n'avait pas tout de suite entendu la voix affolée de Nicole. Sa femme s'était précipité dans son atelier et dans un flot de paroles et de larmes lui avait annoncé que leur fille avait tenté de se suicider.Le proviseur venait de lui dire qu'elle avait été transportée à l'hôpital et que son état était stable.

   Ils se dirigent vers la chambre 37, sa femme marche vite, lui traîne un peu les pieds. Elle a pris son cabas d'où elle sort toujours des "trucs" auxquels il n'aurait jamais pensé : magazine de mots fléchés, brosse à cheveux, jeu de cartes, kit pour fabriquer des bracelets, vernis à ongles. Aujourd'hui, elle a décidé qu'elles passeraient le temps en s'initiant au "nail art". Il la connaît, Nicole, le nail art, elle s'en moque mais c'est le nouveau moyen qu'elle a choisi pour communiquer avec Annaick, pour peut-être lui décrocher un sourire, voire quelques mots. Celle-ci est dans le fauteuil près de la fenêtre et tourne la tête vers eux quand ils entrent dans la chambre. Ses yeux sont toujours comme éteints. Sa femme s'agite, embrasse leur fille, la recoiffe d'un geste tendre, sort ses vernis. Lui se sent inutile, lourd et massif dans cet espace confiné. Il préfère battre en retraite et aller faire un tour dans le parc.

   Il aime bien ce parc et son petit sous-bois. Il suit le sentier vers l'étang et repense à son enfant. Elle a tout de suite aimé le bois. Après sa naissance, quand Nicole avait repris son travail d'institutrice, ils avaient décidé qu'elle n'irait pas chez une nourrice mais qu'il la garderait à la maison. Elle a grandi dans l'atelier, dans l'odeur de l'acajou et de l'ébène. Quand elle leur a annoncé qu'après la Troisième, elle voulait aller au lycée de L'Elorn en CAP marqueterie, il n'avait pas été surpris. Elle était la seule fille dans sa classe mais tout semblait bien se passer. Les garçons la taquinaient bien un peu mais les professeurs étaient là pour les recadrer. Depuis son hospitalisation, ils se demandent si elle ne leur a pas dressé un tableau idyllique de sa formation, caché pour ne pas les inquiéter des remarques désobligeantes de ses camarades, des humiliations peut-être. "Elle nous l'aurait dit" répète en boucle Nicole avec la conviction poignante de ceux qui ont peur d'avoir failli...

   A la fin de la deuxième année de CAP, il fallait présenter une pièce personnelle. Il avait passé des heures à discuter avec sa fille du motif, des essences, des techniques à employer. Annaick avait décidé de réaliser un plateau avec un décor en plumes de paon. Elle ne leur parlait que de son projet... Nicole s'inquiétait un peu, elle aurait aimé qu'à 17 ans, leur fille soit moins isolée, ait des copines avec lesquelles faire du shopping, aller au cinéma ou sortir en boîte. Pendant les week-end, enfermés dans l'atelier, ils analysaient son travail, aplanissaient les difficultés, planifiaient les différentes étapes pour que son "chef-d'oeuvre" soit prêt dans les temps.

    Début juin , le plateau était terminé et attendait d'être évalué par les professeurs. Dans leur salle de classe au lycée, les pièces de chaque élève étaient fièrement exposées, des heures et des heures de travail qui accrochaient la lumière et caressaient l'oeil. Pour fêter la fin de l'année qui approchait, les garçons avaient apporté au dortoir packs de bière et bouteilles de téquila. Complètement saouls, certains avaient forcé la porte de la salle pour une croisade d'alcooliques : détruire le travail d'Annaick, cette pimbêche qui n'avait pas voulu participer à la fête. Pierre s'était particulièrement acharné sur le plateau, ivresse et dépit amoureux décuplant sa hargne.

   Le lendemain, dégrisés, il étaient désolés. Des sanctions avaient été prises, Pierre s'était vu exclure immédiatement en attendant un conseil de discipline. Annaick, d'après ses professeurs, avait bien encaissé le choc. On lui avait promis qu'elle aurait 20/20 pour son plateau détruit. Le soir, elle s'était ouvert les veines des poignets.

   Son tour terminé, il revient vers la chambre de sa fille. C'est bientôt l'heure du goûter, Nicole a préparé un quatre-quart et une thermos de café. Ils espèrent qu'Annaick va se laisser tenter par un morceau de gâteau. Il passe devant la pièce vitrée où se trouve l'atelier d'art-thérapie et son regard est attiré par une maquette de bateau. Elle est en bois blanc, très simple mais il reconnaît la patte de sa fille. C'est peut-être le signe qu'elle revient vers eux, qu'elle regagne la rive du monde des vivants. Peut-être...

Ce texte est ma participation à l'atelier d'écriture de Leiloona. Il s'inspire d'une photo de Julien Ribot.

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Commentaires
E
Une histoire très touchante ! Bravo !
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A
Merci beaucoup !
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L
Quelle belle histoire et que d'émotions, bravo :)
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V
Quel joli texte ... J'aime la douceur que tu y mets malgré la gravité de la situation. Et j'aime encore plus l'espoir qu'il y a à la fin du texte.
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A
Le format "Internet" ( texte assez court pour ne pas lasser le lecteur) n'est pas forcément propice à la création d'un univers. Mais c'est un défi plaisant !
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