Atelier n°40
Ce texte est ma participation à l'atelier de Leiloona. Il s'inspire d'une photo de Julien Ribot
Valentine est assise près de la fenêtre à l'arrière du car scolaire. Les écouteurs bien vissés sur les oreilles, elle écoute en boucle "Blackstar" de David Bowie. Le paysage, morne, défile sous ses yeux. Ce trajet, elle le connaît par coeur. Elle l'effectue matin et soir pour rejoindre le lycée de la ville voisine. La brume tarde à se lever et le monde reste flou, un entre-deux qui rend le début de journée supportable.
Personne n'est venu occuper la place à côté d'elle. C'est normal, elle est réservée à Hugo. Depuis leur entrée en seconde, ils sont inséparables, pas en couple mais des presque "jumeaux". Trop singuliers pour être noyés dans la masse des élèves, leur attitude, mélange de timidité et d'arrogance, fascine et irrite. Brillants, très brillants sont les mots qui reviennent en salle des professeurs pour les qualifier mais aussi renfermés, impénétrables, dans leur monde.
Leur monde, c'est "Sur la route" de Jack Kérouac et les chansons de Tom Waits et Bob Dylan. Leur mantra, une phrase de la préface sur les gens vrais "ceux qui brûlent, brûlent comme des feux d'artifice extraordinaires qui explosent comme des araignées dans les étoiles". Quand ils auront le bac en poche, en fin d'année, ils vont tirer leur révérence à la médiocrité ambiante et s'envoler pour l'Australie. Ils paieront les billets avec l'argent de leur job d'été.
Leur monde... leur monde n'existe plus. Hugo a pris la tangente il y a quatre mois, retrouvé pendu dans le bois à proximité de chez lui. Pas un mot d'explication, pas un mot pour ses parents, pour elle. Ils allaient partir, trouver cet ailleurs plus exaltant que leur quotidien de lycéens. Il fallait juste attendre un peu. Peut-être qu'Hugo n'avait plus la patience d'attendre...
Depuis son départ, Valentine consulte un psychiatre. Elle a accepté pour rassurer sa famille et pour comprendre le geste de son ami. Aucune réponse ne lui a été fournie. La mort d'Hugo lui appartient. Parler avec le médecin lui permet de tenir la tête hors de l'eau, de porter sur la vie un regard plus bienveillant. Elle se rappelle les premiers mots qu'ils ont échangés.
- Mais la vie, ici, c'est tellement rien !
- Rien, Valentine, ou peu ?
- C'est pareil, non ?
- Non, peu, ce n'est pas rien.
Valentine regarde par la fenêtre et considère ce peu, les champs fraîchement labourés ,les arbres en bourgeons, les clochers qui pointent vers le ciel, un rapace posé sur un piquet au bord de la route... Au loin, elle distingue les bâtiments du lycée. Elle arrête Bowie, enlève ses écouteurs et empoigne son sac de cours. Elle se répète pour aller de l'avant : "Peu, ce n'est pas rien"...