Et si banalité rimait avec beauté ?
Quelques mots du poète Rutebeuf en guise de titre, j'étais déjà conquise. Le dernier livre de Jean-Claude Mourlevat, un de mes auteurs préférés a, en plus, le bon goût de se dérouler à Ouessant, je me suis donc précipitée sur "Mes amis devenus". Et j'ai eu raison. Pourtant l'auteur nous raconte une histoire qui, sous forme d'un synopsis, pourrait faire hausser les épaules : trop vu, trop rebattu, pas assez sensationnel, pas assez accrocheur. Silvère, une petite soixantaine, est venu un jour en avance, à Ouessant. Il attend ses amis d'enfance et d'adolescence avec lesquels ils formaient une sorte de "club des cinq", dans les années 1960. Ce n'est pas lui qui est à l'initiative de ces retrouvailles, mais Jean, celui des cinq qu'il n'a jamais perdu de vue,devenu son plus -que- frère, le jour de leur rentrée à l'internat en Sixième. Les autres, Luce, Mara et Lours', il ne garde d'eux que leur image à 17 ans, avant que chacun parte de son côté. Que sont-ils devenus ? Comment la vie s'est-elle chargée de les "transformer" ?
Avant leur arrivée, Silvère remonte, sans même le vouloir, à la source, à sa naissance, à son enfance. Jean-Claude Mourlevat, avec sa tendresse infinie pour les gens ordinaires, ressuscite pour nous Louveyrat, un petit village, près de Clermont-Ferrand, la ferme familiale et son élevage de pintades, le chien Bobet, considéré comme un vrai membre de la famille et le jeu des Mille Francs, suivi religieusement. Il nous raconte aussi une folle virée en Belgique dans le camion du père de Jean, l'arrivée de Mara, en classe de Quatrième, Mara et ses yeux qui "brûlent, caressent et noient", tout à la fois. Leur trio devient quintet avec la venue de Lours', géant débonnaire et triste et Luce, grenade dégoupillée que le groupe va stabiliser. Les souvenirs lui reviennent par vagues et les titres de chapitres illustrent cette "déferlante" pas toujours très ordonnée : "Bobet. Les deux frères.Les yeux noirs" ; "La factrice. Nioucasseul. La factrice" ; "Les pneus. Le matin d'été. La raclée.".
Le ferry va bientôt accoster et "le club des cinq" se reconstituer pour quelques jours. Faites confiance à l'écrivain pour vous concocter des scènes tendres, drôles, poignantes ou inattendues. Quelques jours ordinaires, quelques jours à parler, se promener, manger, redécouvrir l'autre que les années ont façonné. Merci Jean-Claude Mourlevat pour ce moment de grâce où une nouvelle fois, vous nous montrez que ce que certains nomment" banalité "peut être d'une incroyable beauté.
" Sur le ferry qui relie Le Conquet à l'île d'Ouessant, nous ne sommes pas plus de vingt passagers, et la plupart somnolent en cabine malgré le temps clair. C'est le milieu de l'après-midi, un samedi d'octobre. La mer est étale, je la regarde scintiller, appuyé au bastingage. Naviguer vers une île, même si c'est un simple saut de puce, me remplit d'allégresse, sans doute parce que je suis un enfant de l'intérieur des terres, et que rien ne m'est aussi exotique, rien ne me parle autant de liberté que le grondement sourd d'un moteur de bateau, le vent marin et le cri des mouettes."