La lecture de cette autobiographie aura été un véritable bonheur, me permettant de découvrir une étonnante personnalité au caractère bien différent de celui que j'avais prêté à "la reine du crime". Enfant rêveuse, d'une grande timidité, elle souffrira toute sa vie quand il lui faudra sacrifier aux mondanités ou, comble de l'horreur, s'exprimer en public. Pour raconter sa vie, elle choisira donc assez naturellement de l'écrire, prévenant tout de suite le lecteur que son ouvrage, hormis l'aspect chronologique, ne sera pas forcément un modèle d'autobiographie. Elle y travaille de temps en temps, trouvant plaisir à se remémorer des épisodes marquants de sa vie. Comme il ne s'agit pas d'une commande, et qu'elle l'écrit à un moment de son existence où elle n'a plus besoin de publier pour subvenir à ses besoins, la rédaction s'étale sur des dizaines d'années et n'obéit pas à un schéma strict. Les souvenirs nous parviennent comme ils affleurent à sa conscience, et certains, particulièrement marquants, reviennent plusieurs fois dans son récit.
Un biographe se penchant sur le destin incroyable de cette femme contextualiserait à coup sûr tous les événements, avec force détails historiques. Agatha Christie se libère de ces contingences, ne balisant sa vie que de quelques dates clés et la scindant ensuite en grandes parties (qu'elle nomme chapitres) pour aller de ses premiers souvenirs d'enfant à ses soixante-quinze ans. Née en 1890 dans un milieu aisé, petite dernière choyée, son éducation se fera au gré des toquades de sa mère et des ennuis d'argent dus à de mauvais placements paternels. Elle apprend à lire toute seule, acquiert quelques notions de mathématique auprès de son père et complétera ensuite sa "formation" dans des écoles privées en France et en Angleterre. Ce parcours "scolaire" peut choquer de nos jours. A l'époque, c'était la "norme" dans leur milieu, une jeune fille devait en savoir juste assez pour "harponner" un prétendant. Très attachée à ses parents, elle ne les voit pourtant que peu. Son univers se limite à la nursery et au jardin, et son quotidien est assuré par une série de nounous qui la marqueront plus ou moins. Ses frère et sœur étant en pension, elle meuble sa solitude en s'inventant des mondes, le premier a pour habitant des "Chatons", les suivants des enfants auxquels il arrive de nombreuses aventures. Sa propension à la rêverie et sa capacité à se suffire à elle même laissent déjà deviner avec quelle facilité elle se glissera dans la peau d'un écrivain.
Agatha Christie porte sur ses premières années un regard amusé, nous dévoilant les us et coutumes d'une époque victorienne jetant ses derniers feux. Paz de critique au vitriol de son milieu, simplement une description détaillée de ses journées. Elle se tiendra à cette relative neutralité pour toutes les périodes de son existence. Agatha Christie n'a pas l'âme d'une suffragette et si elle agit de façon non conformiste, ce n'est jamais avec la volonté de changer le sort des femmes ou de faire évoluer la société. Autre caractéristique de son récit une pudeur que d'aucuns qualifieront de britannique, qui l'incite à ne mettre en avant que le meilleur, éludant ou rappelant seulement par quelques mots les moments les plus durs de son existence.
Agatha Christie le répète souvent, l'écriture n'occupera pas une place centrale dans sa vie. Cette "activité" pour laquelle elle a des facilités lui apparaît au début comme un passe-temps, puis après comme un moyen très simple de se procurer de l'argent par exemple pour acheter une voiture ou une nouvelle maison. Jusqu'au bout, le titre d'écrivain lui paraîtra usurpé. Elle n'a pas le sentiment d'être légitime et continuera longtemps à se présenter comme une femme au foyer. L'écriture de ses romans n'est que la prolongation des histoires qu'elle inventait avec ses Chatons. Elle aime "entrer en rêverie", imaginer des personnages et une intrigue qui plairont à ses lecteurs. La naissance d'Hercule Poirot est un véritable régal à lire, que je vous invite à découvrir.
Les voyages, en revanche, seront au cœur de son existence. Elle découvrira par exemple Bagdad dans les années trente au cours d'un périple qu'elle entreprendra seule, ce dépaysement devant lui permettre d'oublier le chagrin de son divorce. Elle, si "empotée" lors des soirées, affrontera les aléas du voyage avec un flegme sidérant. C'est ce qui séduira séduire Max Mallowan, jeune archéologue de quatorze ans son cadet. Leur mariage, contrairement aux prédictions de certains grincheux sera des plus heureux, Agatha l'accompagnant et l'assistant lors de ses nombreuses missions au Moyen-Orient.
Cette autobiographie, dense et parfois brouillonne, nous donne à voir une rêveuse paradoxalement douée pour l'action, une femme dotée d'un formidable appétit de vivre et d'une indéfectible espérance dans le devenir de l'homme. Quand on compare la situation de la Syrie ou de l'Irak au moment où elle y séjourne avec celle d'aujourd'hui, il est difficile de partager son optimisme sur la nature humaine.
Quand j'ai refermé ce livre, le sourire aux lèvres, j'ai imaginé une dernière fois Agatha Christie à Honolulu dans les années 20, sur sa planche de surf et attendant avec impatience la "bonne" vague. Une image bien loin de la vieille dame anglaise aux tailleurs de tweed et à la permanente frisottée.
Une lecture coup de cœur !