Atelier n°77
Ce texte est ma participation à l'atelier de Leiloona. Il s'inspire d'une photo de celle-ci.
Tempus fugit
Dans quelle langue, avec quelle encre, écrire à ceux qui nous manquent ?
Un encrier d'écolier, rond blanc sur le bois veiné d'un pupitre. Pour vous écrire, je plongerai une plume Sergent-Major dans l'encre des souvenirs et je poserai des mots simples, aux jolis pleins et déliés, sur un petit bout de papier : l'odeur entêtante des oeillets, le velouté des oreilles de lapin, les griffures aux mollets pour atteindre les mûres, le frottement de la brosse dure sur le tissu, et les valses lentes dans la cuisine, au son de la radio.
Des assiettes en carton sur du papier journal, étalé sur la table. Pour vous écrire, je plongerai un pinceau aux poils écrabouillés dans la peinture des souvenirs et je poserai des mots doux sur une photocopie ratée. Je vous confierai alors les tournées nocturnes pour contempler vos visages endormis, l'odeur du creux de vos cous dans la chaleur de l'été, vos voix enfantines qui m'émouvaient au téléphone, la lecture du soir sous la couette, et la sortie de l'école où vous apercevoir suffisait à me rendre légère.
Une flaque dans les rochers, laissée après la marée. Pour t'écrire, je plongerai un morceau de bois flotté dans l'eau stagnante des souvenirs et je poserai des mots noirs sur un vieux parchemin. Enigmatiques, ils n'auront de sens ni pour toi, ni pour moi. Ils raconteront l'histoire de deux étranges étrangers qui n'étaient pas faits pour se rencontrer. Ils décriront en courts paragraphes des moments d'une merveilleuse et inquiétante intensité. Blowin in the wind en boucle dans la camionnette, l'écharpe bleue talisman,la beauté de la mer et le danger des falaises, les lèvres gercées par le sel et les délicats baisers sur le nez, la distance, le silence et toujours l'attirance des corps et l'incompréhension des coeurs.
Dans quelle langue, avec quelle encre, écrire à ceux qui nous manquent ?